
Extrait du préambule du
Bon Conseil d'Amis
Sur la place carrée de Villers-les-Pommes, à l’ouest, tout contre l’église, est installée la friterie de la famille Roland. Depuis une vingtaine d’années, Thomas y officie : une armoire à glace aux mains de catcheur. Il aurait pu continuer le restaurant de son père « L’horloge gastronomique » mais ce qui l’intéressait surtout, lui, c’était la friterie et ses contacts humains. Ainsi, il a gardé l’enseigne mais le commerce a été totalement modifié au grand dam de son père qui en est d’ailleurs mort peu de temps plus tard. Mais avant de passer l’arme à gauche, Ernest Roland, ancien bourgmestre de Villers-les-Pommes, a fait promettre à son fils, pour se racheter d’avoir abandonné le restaurant, de devenir bourgmestre à son tour. Et le fils a lavé sa faute : Thomas Roland, dit El Toro, est aujourd’hui le numéro un de la Commune. D’ailleurs il quitte à l’instant sa friterie car aux deuxièmes huit coups de 19 heures, il doit présider le Conseil communal. Et ce soir, il veut finaliser deux dossiers cruciaux. Obtenir l’accord du Conseil pour la construction d’un complexe de tennis et, surtout, faire nommer Audrey, sa fille, au poste d’institutrice.
El Toro est confiant et il veut en finir vite car ce soir il y a aussi un important match des Diables Rouges. D’ailleurs les premiers supporters sont déjà installés sur les terrasses des deux cafés de la place : « A la Bonne Heure » et « Aux deux treize coups de midi ». En vérité, plus que le match, c’est surtout la récente victoire électorale des socialistes qui l’embête. Elle signifie que le parti du chef de l’opposition, Jaques Thonard, dit le Tsar, va revenir aux affaires. Ce qui pourrait perturber le mode d’attribution des subsides pour les installations sportives. Or, le Tsar est un féru de basket. D’ailleurs à la fin de la législature précédente, le Tsar, qui était encore bourgmestre, avait développé un projet de hall de basket. Mais El Toro était parvenu, dans l’intérêt de tous les citoyens, à bloquer le dossier pour mieux l’enterrer dès qu’il était arrivé au pouvoir. La situation n’a pas changé depuis lors : les deux équipes locales, « La Raquette Joyeuse » et « Dynamo Villers » disposent d’infrastructures vétustes mais avec lesquelles elles réalisent des résultats très honorables. Ce soir, El Toro devrait offrir un vrai terrain aux tennismen.
Sur la place de Villers-les-Pommes, après la canicule de cette journée de mai, l'air devient enfin respirable. Au centre, près de la fontaine, au milieu des supporters, des enfants jouent encore. Ils s'éclaboussent et rient sous le regard complice de leurs mamans. Quelques voitures empruntent encore la rue en pavés qui longe l’Hôtel de Ville. La zone réservée au parking est déjà totalement occupée. Face au Monument aux Morts, deux voitures de police sont immobilisées. Le commissaire en chef lui-même, Jacques Masson, est présent ; il semble donner des ordres discrets à ses agents. Ces derniers pénètrent dans le bar « A la Bonne Heure » et en ressortent quelques instants plus tard avec Hervé Masson, le frère jumeau du commissaire, seul élu de la liste « Sport, Amitié, Produits du Terroir ». Le chef de la police réajuste son képi pour rappeler à son frère que le Conseil communal va bientôt débuter et qu’il y sera question de l’achat d’un nouveau véhicule de commandement. Hervé opine de la tête puis retourne prendre un dernier verre.
Au même moment, sur les hauteurs du village, Jacques Thonard, dit le Tsar, termine de s’habiller. Il doit encore élargir la ceinture de son pantalon pour y entrer et s’inquiète quelques secondes de la proéminence de son ventre. Mais il oublie vite son anatomie généreuse pour écouter avec enthousiasme les résultats électoraux. Son parti triomphe. Le Tsar chantonne l’Internationale. Dans son bureau, dont la fenêtre offre une vue agréable sur le chœur de l’église, il ouvre son armoire secrète. Il observe fièrement le plan le plus secret qu’il possède : celui qu’il appelle « la carte des explosions nucléaires ». Patiemment le Tsar a dessiné un champignon nucléaire sur les domiciles de toutes les femmes du village qui ont cédé à ses avances. On l’aura compris, le Tsar est un gourmand et pas seulement de nourriture. Socialiste de conviction et colleur d’affiches invétéré, Thonard a suivi une année de droit à l’Université puis il a été recruté dans un cabinet ministériel dont il est rapidement devenu un rat fervent. Tout en sautillant d’une officine ministérielle à l’autre, il a dirigé de main de fer sa section locale. Plus personne ne s’étonne même de son surnom de Tsar. Bien sûr, la référence à la Russie tombe sous le sens mais pourquoi celle de l’Empire et pas la Soviétique ? Peu le savent. La dernière à l’avoir compris est l’ex-femme du Tsar, Isabelle Bastin. Celle-ci a un jour découvert la carte atomique et a demandé des explications. Le Tsar, un verre dans le nez et à peine gêné, avait, avec une certaine fierté, détaillé les zones irradiées. Et, en complément, il lui avait fourni l’explication de son pseudonyme : la plus grosse bombe thermonucléaire russe jamais lancée portait ironiquement le nom de Tsar. Son impact sur la Nouvelle Zemble est encore visible aujourd’hui sur les photos satellites de la Sibérie. Tout est devenu très clair dans l’esprit de l’épouse trahie qui, le soir même, partait avec ses valises en jurant de se venger. Ce qu’elle fit peu de temps ensuite en s’affichant publiquement avec El Toro. Aux élections suivantes, l’histoire de la femme bafouée, et surtout sa famille, engendra une évolution au niveau des scrutins. Le Tsar devait rendre son écharpe mayorale après deux mandats. Et Isabelle, mise en ménage avec le garagiste local, devenait échevine.
Dans le quartier du parc communal, entre l’Hôtel de Ville et l’atelier communal, Isidore Jeanmenne, l’échevin libéral, lui, s’est installé sur sa chaise roulante pour se rendre au Conseil communal. A 88 ans, son autonomie physique est diminuée mais il reste une bête politique incontournable dans la cité. Sa réputation actuelle, cet ancien fonctionnaire des Finances la doit à son implication dans le cercle culturel local dont il est le président à vie. Voici dix ans, il avait créé l’événement bien malgré lui, en lisant deux fois d’affilée son discours sur le peintre qui exposait à la galerie. Il avait tout simplement fait tourner les feuilles entre ses mains. A l’époque, un correspondant de presse avait évoqué une défaillance cérébrale, l’autre avait affirmé que le discours avait insisté sur les qualités de l’artiste. Le premier reporter ne couvre plus l’actualité du village, le deuxième est toujours là. Suite à l’incident du double discours, la femme d’Isidore Jeanmenne avait prié son mari d’arrêter la politique. Pour toute réponse à cette complainte, l’année suivante, Isidore Jeanmenne avait écrit un gigantesque « Fin » sur… la dernière feuille de son discours, pour être certain de bien s’arrêter au bon moment. Mais cette fois, au lieu d’écrire lui-même son texte, il avait trouvé plus malin, et moins risqué, de lire le compte-rendu préparé par l’artiste elle-même. Un compte-rendu rédigé à la première personne du singulier. Ainsi devant un auditoire médusé, le président commença-t-il son discours : « Je suis une ancienne danseuse classique… ». Depuis, certains le surnomment la Danseuse, mais il s’agit surtout des méchantes langues. Quelques instants avant de mourir, sa femme lui demanda de cesser immédiatement ses activités politico-culturelles. Et c’est dans le souvenir de tous les moments passés avec son épouse que Jeanmenne décida de continuer jusqu’à son dernier souffle.
Ce soir, pour la première fois, Isidore Jeanmenne sera accompagné au Conseil par la jeune Barbara Dujeu. Jusque-là, c'est Damien Lambert qui siégeait mais, au dernier Conseil, il a préféré abandonner son poste, pour des raisons personnelles qui restent mystérieuses. Une rumeur a colporté des histoires d'alcôve, une autre évoquait plutôt sa subite nomination dans une intercommunale. Rien n’empêche d’ailleurs que les deux rumeurs soient liées. Toujours est-il que c'est bien Barbara Dujeu qui prêtera serment ce soir. L'élégante jeune femme tient le restaurant « Au Libre Chasseur », l'ancien moulin, situé dans le bas du village, le long de la rivière. Patronne énergique, elle est aussi amatrice d'art. D'ailleurs elle n'hésite pas à accrocher à ses cimaises les tableaux des artistes locaux. Art et culture faisant bon ménage, c'est souvent « Au Libre Chasseur » que l'échevin va prononcer ses très attendus discours.