
Chapitre 1: L'état des stocks
Le quartier du Moulin de la Blanche Biche se situe au bout du territoire de Villers-les-Pommes, c. C’est un petit paradis bucolique où viennent se reposer quelques riches citadins. C’est dans cet écrin de verdure que le président de « Pour le Changement », le parti de l’actuel bourgmestre Thomas Roland, alias El Toro, a choisi de s’installer.
Une route pittoresque descend paisiblement jusqu’à la rivière aux eaux imprévisibles. Autrefois, tout en bas et face aux flots bleus, il était possible de tourner vers la droite, vers l’ancienne scierie. Il y a plusieurs années, une inondation a emporté ce tronçon de route. La réparation de la chaussée a été jugée trop onéreuse et, dorénavant, il faut obligatoirement virer vers la gauche. Ainsi, El Toro longe l’ancien moulin pour atteindre les premières maisons. Il immobilise sa voiture, foule le sol et regarde le bout de sa commune. L’air est frais, quelques oiseaux chantent dans la végétation. Le bourgmestre remonte l’allée privée qui conduit à la villa cossue de son président, Gérard Defoin. Ce dernier est un parfait inconnu à Villers-les-Pommes. Président de la Fabrique d’éEglise, on ne le voit qu’à la messe basse du dimanche matin. Une messe qui n’existe d’ailleurs que pour lui et trois autres dévoôts. S’il est volontairement invisible dans sa commune, il est par contre très actif dans les instances supérieures du pParti et c’est lui qui insuffle la bonne parole venue d’en haut. Ce matin, El Toro est venu chercher les consignes électorales auprès de lui. Le bourgmestre marche à présent sur les pavés perdus qui ornaient autrefois la chaussée principale de Villers-les-Pommes et qui trouvent ici une nouvelle vie, à l’abri des regards curieux, ceux de la presse principalement.
ÀA l’arrière du bâtiment, le président local du parti, a fait bâtir une très belle pergola grâce aux conseils avisés d’un menuisier local. El Toro est à peine assis sur un siège confortable que déjà le président lui exprime la gravité de la situation :
-– – Je ne vais pas y aller par quatre chemins, Thomas. Il nous manque des candidats pour la liste. Et nous devons la déposer lundi après-midi, après le débat que tu dois assumer sur la télévision locale.
El Toro inspire profondément, s’installe mieux dans le fauteuil et reste stoïque :
-– – Je sais, je sais. Ne t’inquiète pas. Nous avons tout le temps, le week-end va être chargé en rencontres diverses. J’ai quelques petites idées, je trouverai ces candidats !
Devant la légèreté de l’engagement de son champion, la voix du président s’assombrit et se fait presque menaçante :
-– – Mais attention, El Toro, rappelle-toi nos objectifs : il n’est pas question de se lancer dans des aventures ou de promettre tout et n’importe quoi. La commune a besoin de stabilité et de continuité dans le travail accompli. Il faut mettre en évidence notre bilan et rappeler à tous, dès l’apparition de la moindre envie de changement, la réalité de nos faibles marges de manœuvre budgétaires. Donc, ne va pas t’engager dans des promesses d’investissements ou de travaux pharaoniques !
El Toro se lève brusquement, pense à son ennemi juré, Jacques Thonard, auto-proclamé Tsar, et s’emporte :
-– – Le Tsar, lui, a déjà fait des promesses. Il parle de rénover les routes. Il a même évoqué le chemin du moulin à l’ancienne scierie ! Les gens aiment les routes sans trou, surtout devant chez eux … c’est comme ça.
-– – Propose-leur des trottoirs et des chemins de déplacement doux, c’est écologique, ça plaîit aussi ! Mais de grâce, ne parle jamais de réparer le chemin du moulin à la scierie. Il ne doit en aucun cas être réparé, nous en avons déjà assez discuté. Jure-le- moi !
El Toro met la main sur le cœur, sa voix est claire :
-– – Tu me connais ! Parole du mayeur, parole du cœur, cette route ne sera pas réparée. Nous avons d’autres priorités, plus proches de l’intérêt général.
Le président n’a pas fini ses recommandations :
-– – Quant à cette histoire de plaine de vacances pour les enfants de la cCommune, il est hors de question de recommencer l’erreur d’il y a six ans.
El Toro feint l’ignorance. Pourtant, comment pourrait-il avoir oublié le fiasco de ces animations vespérales qui avaient failli tourner au drame ? Chaque année, l’administration communale propose des stages pour les enfants durant le mois de juillet. Le collège désigne et paiye des animateurs pour les encadrer, selon certains critères de compétences. Il faut notamment que ces jeunes gens aient atteint l’âge de 1717 ans et aient été formés pour cette mission. Ces règles pourtant claires sont parfois interprétées plus évasivement. Ce qui a valu à la plaine de vacances qui se déroulait juste avant les précédentes élections, de se transformer en une invraisemblable garderie géante dans laquelle il était devenu impossible de distinguer enfants et animateurs, sauf sur un point : certains participants payaient pour venir et d’autres touchaient de l’argent. L’affaire était remontée jusqu’aux oreilles du mMinistre de la Jjeunesse, heureusement après les élections. Cette fois, la ministre en charge de cette matière s’inscrit dans la même mouvance politique qu’El Toro. Gérard Defoin prévient donc le bourgmestre :
-– – Il n’est pas question que notre ministre se retrouve empêtrée dans un tel imbroglio. Tu as bien compris ? Elle doit aussi se présenter dans sa commune !
El Toro balaye la remarque d’un revers de la main :
-– – Allons, Gérard ! Cette histoire relève d’un passé révolu. Nous avions voulu faire plaisir, la dernière fois… Mais c’est fini. Parole du mayeur, parole du cœur. Tu le sais.
Une heure plus tard, le bourgmestre remonte paisiblement la route lorsqu’une camionnette beige d’un autre âge surgit d’un chemin de campagne et vient s’immobiliser devant sa voiture. El Toro freine brusquement pour éviter la collision et peste en serrant le volant avec ses grandes mains. Rapidement, le conducteur du véhicule utilitaire vient vers lui. L’homme est mince et porte une salopette bleue, tachée de noir, de l’huile de vidange sans doute. Il est basané et arbore fièrement une grosse moustache et des cheveux noirs frisés. Sa dentition est une curiosité bien connue dans la localité. Le bourgmestre reconnaîit immédiatement « lLe Renard », Johnny Bellepaire, de la tribu du même nom, plus connue sous leur surnom collégial de « bBarakis de la scierie ». El Toro descend à son tour de la voiture en affichant son plus beau sourire : baraki ou pas, une voix est une voix. Il tend une main vigoureuse :
-– – Bonjour mon ami. Pas de casse chez vous non plus ? J’ai bien cru que j’allais vous percuter.
Le sourire de Bellepaire est ironique, il dégage quelques dents gâtées :
-– – Non, non. Ne vous inquiétez pas. Je suis content de vous voir, je vous attendais. Il faut que je vous parle. J’espère que cela ne vous dérange pas.
Le bourgmestre, coincé derrière la camionnette, reste serein :
-– P– Pas du tout, je vous écoute. Que puis-je faire pour vous ?
-– – C’est à propos de la route de la scierie…
Le dépit s’affiche en une fraction de seconde sur le visage d’El Toro, i. Il répond vite :
-– – Je n’ai pas d’argent pour la réparer, vous le savez très bien. C’est trop compliqué. Vous êtes bien placé pour le savoir.
Bellepaire agite la tête de haut en bas, puis, il désigne de la main le chemin de terre qu’il vient d’emprunter et qui conduit à l’ancienne scierie, à droite du mouli:
-– – Alors mayeur, au minimum, dégagez ce chemin en hiver, car sinon nous sommes bloqués dans le fond !
El Toro hausse les épaules :
-– – Vous savez très bien que ce n’est pas possible, : ce chemin est privé, je ne peux pas y faire passer mes camions.
-– – Vous voulez dire les camions de la commune.
-– – Oui, c’est ça ! Mes camions. Ils ne peuvent pas passer dans un chemin privé, c’est interdit. Je ne peux rien faire.
Bellepaire siffle doucement, puis sa voix devient étrangement mielleuse :
-– – Je n’y connais pas grand- chose dans la loi, mais ce que je sais, c’est qu’on m’a promis que mon chemin serait dégagé dès cet hiver.
El Toro ricane :
-– – Je n’ai jamais rien promis de tel.
Bellepaire salue le bourgmestre puis repart vers sa portière :
-– – Non ! Ce n’est pas vous qui avez promis ça.
El Toro mord à l’hameçon et suit Bellepaire. Ce dernier s’installe derrière son volant, feignant d’ignorer qu’il est suivi. Le mayeur se penche alors à la fenêtre de la camionnette :
-– – Qui vous a fait cette promesse ?
-– – A À votre avis ?
Comprenant qu’il doit s’agir du Tsar, le bourgmestre est soulagé :
-– – Il ne faut pas croire tout ce que raconte Thonard et, avant toute chose, il faut bien se rappeler qu’il est dans l’opposition ! Il ne prend aucune décision.
Bellepaire démarre le moteur et répond distraitement :
-– – Pour le moment ! Pour le moment, mayeur. Et je vais vous dire un secret : il n’est pas le seul à me le promettre !
Et Bellepaire démarre, projetant derrière lui la terre séchée du chemin et un nuage de fumée noire. El Toro se frotte les yeux et grimace. Pas de doute, pense-t-il, la campagne a bien commencé. Mais les recommandations de Defoin sont claires : pas d’investissement pour cette jonction moulin-scierie. Toutefois, par acquit de conscience, il décide de téléphoner au service population de l’aAdministration communale pour demander le nombre de personnes domiciliées à la scierie.
Au même moment, à Villers-les-Pommes, lLe Tsar reçoit son président de parti. Il s’agit de Marc Anciaux, un frêle pilier de comptoir, maçon communal à ses heures, pêécheur aussi, mais surtout cousin du président provincial. Ses instructions viennent directement du BBoulevard de l’Empereur, d’ailleurs Marc y était avec deux cousins et un oncle voici trois heures. C’est pourquoi le Tsar, qui rêve toujours secrètement de retourner dans un cabinet ministériel, écoute très attentivement les paroles de son camarade Marc. Ce dernier a visiblement bien retenu le message, même s’il ne le comprend pas, car il bredouille à peine :
-– – Nous devons impérativement favoriser le dévelop-pement du quartier résidentiel de Trinaval. Il en va du redéploiement économique de toute la région. Notre Pparti s’y est engagé. Il faut vraiment saisir cet enjeu. Nous obtiendrons facilement les permis. Le nombre d’habitants va augmenter ainsi que les taxes. Le pParti ne veut plus non plus entendre parler d’animateurs-enfants aux plaines de jeux.
-– – D’accord, d’accord… et c’est tout ? Ils n’ont rien dit pour le basket ?
-– – Ils feront ce qu’ils pourront.
-– – Je comprends.
-– – Et pour la route du Moulin, où en est la promesse de subsides ?
-– – Gagnons les élections et nous aurons l’argent de la Région. Si on les perd, les autres ne l’auront pas.
-– – Qui l’a dit ?
-– – Le chef lui-même.
Le Tsar soupire :
-– – C’est si beau la démocratie.
-– – C’est la force d’un grand parti. Et n’oublie pas, il nous manque toujours des candidats !
-– – Oui, bien sûr. Ne t’inquiète pas, j’ai quelques petites idées …
Dans le village de Soutois, au Sud Estsud-est de l’entité, le vétérinaire Philippe Dupont ouvre la porte de son cabinet. El Toro y rentre aussitôt, son petit chien Billy dans les bras :
-– – Merci, Philippe, de m’avoir reçu aussi vite.
-– – De rien, Thomas, je te dois bien ça.
Les deux hommes se connaissent en effet depuis l’école primaire. Leurs parents étaient clients l’un de l’autre : boucher-restaurateur et vétérinaire. Ils s’entendent sur tout depuis toujours sauf sur un point : la politique. Dupont ne veut pas se mêler de politique, ce n’est bon ni pour ses animaux, ni pour sa clientèle : « pas Pas assez de temps pour se former correctement et risques de vengeances » a-t-il l’habitude de résumer. Dupont a pourtant accepté, jusqu’à présent, de figurer sur la liste du bourgmestre, mais cette année, il l’a décidé et il l’a fait savoir : ce sera non !
Dans sa salle d’examen, le vétérinaire ausculte le chien, mais il ne trouve rien d’inquiétant. Il peut rassurer le bourgmestre :
-– – Billy se porte bien, rassure-toi, c’est une fausse alerte.
Le bourgmestre reprend l’animal et le caresse.
-– – Fausse alerte ! Pour Billy, c’est une bonne chose. Mais pour moi, ce n’en est pas une.
Dupont hausse les épaules et regarde son ami :
-– – Ne t’inquiète pas, ton chien n’a rien du tout. Je t’assure.
-– – Je ne parlais pas pour lui, mais pour moi. Cette année, l’alerte est sérieuse.
Dupont se lève précipitamment. Sa voix s’est transformée, il est agacé :
-– – Si tu es venu pour parler politique, ma réponse n’a pas changé depuis la dernière fois, c’est toujours non.
-– – ÉEcoute, Philippe, la fois dernière tu m’as dit oui et sans toi, sans les voix de Soutois, je n’aurais pas eu la majorité. Je te la dois ! Penses-y. Cette fois, le Tsar est déchaîné, il chasse partout pour avoir ma peau. Tu ne vas quand même pas le laisser faire ?
-– – Non, c’est non. Je perds des clients avec ces foutues élections. Et ça ne me rapporte rien, tu le sais.
El Toro grimace :
-– – Justement c’est cela qui est beau dans ta démarche. Tu es désintéressé. Tu viens avec nous par amitié. Les électeurs aiment la sincérité. Ils aiment ta sympathie pour les animaux. Tout cela te rend indispensable à notre succès.
Le vétérinaire dodeline de la tête, il regarde par la fenêtre, fuyant le regard désemparé du bourgmestre. Ce dernier continue :
-– – J’ai besoin de ton aide, Philippe. Je t’en prie, aide-moi.
Le vétérinaire ne se retourne pas :
-– – Bon, d’accord, mais c’est la dernière fois ! Allez, laisse-moi, maintenant. C’est la dernière fois !
-– – Oui, promis ! Parole du mayeur, parole du cœur !
-– – EÉpargne-moi ça, Thomas.
Du côté des libéraux aussi, on peaufine la liste « Libres Solidaires Déterminés ». Le chef de groupe et actuel échevin a rassemblé autour de lui ses fidèles et vieux amis dans le restaurant « Au Libre Chasseur ». Jeanmenne va se représenter, malgré ses 88 88 ans, et il reprendra avec lui Barbara Dujeu. Certes, cette dernière est la maîtresse du Tsar et tout le monde le sait, tout en feignant de l’ignorer. Mais pour Jeanmenne, cette caractéristique est un atout, car elle pourrait lui assurer son plan B, en concluant un accord avec lLe Tsar. Le bourgmestre reconduira certainement son alliance avec lui. Rien n’est écrit, mais le bourgmestre lui a déjà promis : c’est le plan A. Jeanmenne est futé :, El Toro, plan A ; lLe Tsar, plan B.
Pour la jeune Barbara, cette candidature constitue la seule possibilité d’accéder au cConseil cCommunal. Hors de question de se trouver sur la même liste que son amant, impossible aussi d’être sur celle de son ennemi de toujours. Il ne devrait y avoir personne d’autre sur la liste libérale, car les instances officielles du parti ont discrètement exprimé leur désapprobation de laisser la première place à une personne qui fêtera ses 94 94 ans à la fin de la législature. Au village, le message a été bien reçu, mais personne n’a voulu désavouer celui qui a tant fait pour les libéraux depuis tant de décennies. Ils ne seront donc que deux sur la liste LSD. Ils sont à peine une dizaine, dont les deux reporters locaux, à avoir fait le déplacement dans l’établissement le long de la rivière pour assister à la présentation.
Barbara a servi à boire à tout le monde, puis elle vient s’asseoir à côté du fauteuil roulant de Jeanmenne. L’échevin annonce ses objectifs :
-– – Notre duo est une équipe de choc. Nous représentons la force trans-générationnelle par excellence. J’apporte l’expérience et Barbara apporte la fraîcheur. Nous portons l’énergie ensemble et nous allons aider notre commune à avancer dans le bon chemin. Il faut nous voir comme un couple construit sur un mariage de raison, et ce sont toujours les plus solides couples ! Notre objectif : deux élus ! LSD défendra avec détermination la liberté et la solidarité.
La dernière liste est sans doute la plus folklorique : « Sport, Amitiés, Produits du Terroir » ou SAP. On y retrouve le facteur et conseiller communal Hervé Masson. On trouve surtout ce dernier dans les différents cafés de l’entité et dans toutes les fêtes de village. Il connaît tout sur tout le monde. Il est bien décidé, grâce à une surprise de dernière minute, - affirme-t-il à qui veut l’entendre, - à faire élire deux représentants, cette fois.